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Date : 20-05-2025 20:44:44
" Voilà. Retour dans mes draps. Doucement. Sans faire de vagues. A. semble dormir. Et j’ai le choix. C’est ce qui est formidable avec le monde enchanté des somnifères : on a un choix vertigineux. Il y a l’Imovane qui laisse frais et dispos, au réveil, mais que j’ai toujours trouvé trop light. Le Havlane, léger aussi, recommandé pour les insomnies de milieu de nuit – mais encore faut-il y arriver, en milieu de nuit ! Le Mogadon, plus fort, durée d’action plus longue, mais on est mal le lendemain. Le Rohypnol, pire, huit à dix heures de sommeil – mais, pour le coup, c’est trop. Le Quviviq, récent, efficace, mais sommeil agité, hallucinations, pire que tout. Le pentobarbital, utilisé pour l’euthanasie des animaux et nom nouveau du Véronal de Montherlant et Drieu – danger donc ! sanitaire et idéologique ! Le Bromazépam, alias Binoctal, que je cachais sous mon matelas quand je préparais l’Ecole normale et l’Agrégation – c’est avec ça que Jean-Pierre Rassam avait fait son overdose et ma mère, folle de cinéma, avait interdit au pharmacien Benesti de m’en donner. L’Imménoctal, qui ne se fait plus non plus, mais dont j’ai dû garder, quelque part, un fond de boîte. Le Dépamide, prescrit pour les épilepsies, déconseillé aux femmes enceintes à cause de son fort pouvoir tératogène – c’est ce que prenait Lacombe, non en prison où il dormait comme un nouveau-né, mais chaque fois qu’il en sortait et qu’il devait réapprendre la vie d’homme libre. Le Valium – mauvaise réputation mais ne m’a jamais fait plus d’effet que de me calmer avant un rendez-vous à enjeu existentiel fort et intérêt intellectuel nul. La Dépakine, même chose, plus risque de chute des cheveux. Le laudanum d’Artaud – on en trouve encore, sur le dark web, à base de pavot, basilic et menthe citronnée. Il y a des molécules (la mélatonine et son précurseur, la sérotonine) qui donnent, paraît-il, des sommeils doux comme des hautbois et frais comme des chairs d’enfants mais qui, moi, ne me font rien – et d’autres, corrompues, riches, triomphantes (le Propofol qu’on se faisait injecter, avec Isabelle, en intraveineuse, à Batopilas, Sierra Tarahumara, Etat de Chihuahua). Il y a les produits qui traitent, aussi, la dépression : le Nuctalon, variante du Mogadon (surtout si on lui associe, le matin, un quart d’Adderall) et ceux qui abrutissent : le Mildac 600 (mais correction possible, en cours de nuit, par 100 milligrammes de Modafinil, 10 de Cortancyl ou un spray nasal d’hormone de croissance). Il y avait la Mépronizine qui avait le merveilleux pouvoir, au réveil, de me donner à voir, en un coup d’œil, comme les mourants leur vie, le livre en cours (une coalition de crétins, peut-être écolos, en tout cas anti-labos, l’a fait retirer du marché). Toujours Proust, mais à l’envers. Pharmacopée, non des rêves, mais des réveils. Ou Thomas de Quincey, mon idole à l’époque où je survivais en trafiquant des caisses de whisky entre Goa et Bombay : « toi seul possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! ». A chacun, hélas, on s’accoutume. Il faut donc toujours varier. Et voici mon chouchou du moment : bloquant la transmission des signaux au niveau du système nerveux central, durée courte, à peine trois heures, parfois quatre, mais au moins est-ce trois heures, ou quatre, de sommeil bien lourd, bien costaud, sans rêve – le sympathique Stilnox. Ai-je besoin de plus, de toute façon ? Il est déjà 4 heures. Et mon rendez-vous est à 9. "
Bernard-Henri Lévy
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