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Date : 15-12-2024 23:44:31
On connaît Olympe de Gouges mais qui met un visage sur l’Ariégeoise Claire Lacombe, une autre héroïne féministe de la Révolution française ? Qui sait que Louis XVI a reçu une délégation de femmes à Versailles ? Que Victor Hugo était un fervent défenseur de la cause féministe ? Que la déflagration du "Deuxième sexe" était loin d’être évidente à la sortie du livre de Simone de Beauvoir en 1949 ? Maîtresse de conférences en histoire à l’université parisienne Panthéon Assas, Bibia Pavard remonte l’histoire souvent méconnue du féminisme et l’histoire récente du mouvement, au regard de la révolution MeToo et du procès des viols de Mazan.
Le mot féminisme, vous le rappelez dans "Ne nous libérez pas, on s’en charge", paru en 2020, naît d’un malentendu, il a été prononcé pour la première fois en 1872 par Alexandre Dumas fils qui n’était pas féministe…
Oui, c’est une insulte forgée par Alexandre Dumas fils qui renvoie aux hommes qui défendent l’égalité entre les femmes et les hommes à ce moment-là. Ce qui montre qu’il y avait déjà des hommes engagés sur cette question.
Il est très intéressant et important de rappeler qu'à l'époque, on est dans un débat sur la question des violences conjugales, un cas de féminicide : un mari a tué son épouse adultère, il est condamné à cinq ans de prison, c’est exceptionnel, et Alexandre Dumas fils demande à ce qu’il soit exempté de peine.
Cette histoire montre que la dénonciation des violences spécifiques qui touchent les femmes n’est pas qu’une histoire contemporaine, et d’autre part, on est, d’emblée, sur quelque chose de stigmatisant en ce qui concerne le féminisme.
Après, c’est quelque chose qui a évolué dans la société. Il y a des moments de très forte mobilisation, comme maintenant, où il devient possible de se dire féministe, mais on n’est pas à l’abri d’attaques lorsqu’on emploie ce terme.
On n’imagine pas à quel point la question du féminisme a traversé l'histoire, sur un temps long, depuis la Révolution française dont on ne retient qu'une femme féministe, Olympe de Gouges.
Notre travail commence à l’époque contemporaine, en 1789, dans le contexte de la Révolution française et de l’application d’une pensée démocratique qui permet de penser l’égalité, et l’émergence d’une mobilisation féministe.
Depuis, il y a des continuités, avec le fil rouge de l’égalité dans tous les domaines. Dans la sphère professionnelle, ça a toujours été une grande question. Au sujet de l’égalité civile, avec aux 18e et 19e siècles, un système d’inégalités inscrites dans la loi, qu’on peut décliner aujourd’hui, parce qu’on n’en est plus là, sur les questions de la famille, du couple, de la répartition des tâches ménagères… Et enfin la revendication de l’accès au pouvoir politique.
Il y a eu des avancées sur l'égalité, mais aussi une persistance des formes de hiérarchisation : entre les hommes et les femmes, mais aussi dans le "groupe femmes" si on regarde les inégalités de races, de classes… il faut avoir une perspective croisée pour comprendre comment cela se joue à différents moments historiques.
>>> "La question de l'esclavage se pose dès le 18e siècle et préoccupe les féministes"
Dès le début, la question féministe est ouverte au monde : avec un regard particulier sur l’esclavage hier, aujourd’hui une préoccupation pour les femmes afghanes ou iraniennes…
La question des colonies, et de l’esclavage, se pose dès le 18e siècle, et préoccupe les féministes, elle se réactualise en permanence, c’est vrai. Il a pu y avoir des ambiguïtés, avec une promotion du colonialisme pour "libérer" les femmes.
Et puis, les mouvements féministes dépassent très vite les frontières nationales : dès 1840, Flora Tristan se rend en Europe, en Amérique du Sud, Hubertine Auclert part en Algérie… des liens se tissent immédiatement avec des organisations internationales féministes, dès la fin du 19e siècle et au début du 20e.
Sur la question du suffrage, par exemple, il y a des correspondances avec des Anglaises, des Australiennes, des européennes… c’est aussi ce qu’on observe aujourd’hui avec MeToo, et ce n’est pas nouveau.
Pourquoi ne retient-on que quelques noms dans cette histoire très riche du féminisme ? Parce que l’histoire est mal enseignée ?
C’est quelque chose qui a été une préoccupation des féministes elles-mêmes. À partir du moment où elles se sont mobilisées, elles ont pris conscience de l’effacement des noms et des luttes qui avaient précédé.
Dans les années 1930, Marguerite Durand a ouvert à Paris une bibliothèque qui existe toujours, et qui reste un haut lieu de conservation des archives et ouvrages sur le féminisme.
Pourquoi on ne connaît pas ces femmes ? Parce que, effectivement, l’histoire et son enseignement ont été androcentrés jusqu’à une époque très récente. Ce n’est que dans les années 1970-80 que l’histoire des femmes en tant que telle commence à être reconnue au sein de la discipline historique. Et d’autre part, il y a un manque de reconnaissance publique de ces personnalités. Beaucoup d’efforts ont été faits ces dernières années, notamment via une reconnaissance institutionnelle, pour promouvoir ce qu’on pourrait appeler un matrimoine, en donnant des noms de rues, des stations de métro, d’amphithéâtres…
La panthéonisation de femmes a aussi été une avancée majeure. Mais on n’a encore aucune féministe revendiquée au Panthéon. Depuis 1989, des féministes demandent l’entrée au Panthéon d’Olympe de Gouges. Il y a encore des résistances parce que, aussi, les féministes ne sont pas consensuelles.
>>> "On revient à une histoire centrée sur les grands hommes qui invisibilise les femmes"
Des anecdotes historiques sont pourtant passionnantes à lire : vous racontez par exemple comment pendant la Révolution française, des femmes ont porté une pétition à Louis XVI… On n’est plus dans l’histoire du féminisme mais dans l’histoire tout court !
Oui, depuis la Révolution française, les femmes ont été impliquées dans tous les mouvements révolutionnaires et ce ne sont pas ces figures-là que l’on met en avant dans le récit historique. L’association Mnémosyne, fondée en 2000, et que je préside aujourd’hui, a produit chez Belin un manuel qui vise à produire une histoire mixte et encourage les enseignants à s’en saisir. On est sur quelque chose de très riche qui demande à être transmis, et il y a une très forte demande de la part des jeunes générations.
Mais aujourd'hui, on revient à une histoire centrée sur les grands hommes et sur les événements qui invisibilisent jusqu’à une histoire récente les femmes qui étaient exclues du pouvoir.
Chaque combat gagné fait-il aller plus loin ou il y a des allers et retours dans la conquête de nouveaux droits ?
Il n’y a pas d'avancée linéaire en l’histoire. Il y a des moments où les choses reculent, notamment sur la question des droits. Les années 1930 et le régime de Vichy ont été sombres pour les féministes.
C’est ce qu’on appelle le "Backlash", le "retour de bâton", pour reprendre l’expression de la journaliste américaine Susan Faludi, sur les années 1980-90 aux États-Unis.
Et il y a des moments où cette expression est favorisée et trouve des relais. Ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui
>>> "On est loin de l'égalité salariale parce qu'on touche là à l'ensemble de la structure sociale pensée sur un principe de domination masculine"
1°/ Que vit-on aujourd’hui ?
On est encore dans ce moment MeToo de très forte mobilisation, qui a connu un pic en 2017 : on a vu l’émergence de très nombreux collectifs, des organisations transversales, le prolongement des questions féministes dans les partis politiques, les médias, l’édition… un moment très très fort de circulation des idées féministes et de certaines avancées législatives.
Mais parallèlement, des forces de résistance importantes, des contre-mouvements, aboutissent à l’élection de Trump, dont le discours est centré sur les questions d’immigration, mais aussi de genre. Il en fait un épouvantail dans son discours très réactionnaire, c’est au cœur de son positionnement politique. On voit avec la circulation du terme "wokiste" quelque chose qui se joue autour de ces questions de discrimination raciale et de genre, et ça cristallise des oppositions idéologiques très fortes.
En tant qu’historienne, on sait que les moments de très forte mobilisation "pour" sont aussi des moments de mobilisation "contre".
2. Quand on est féministe on est forcément LGBTQIA +, on transcende toutes les questions de genre ?
Non ! Des féministes perçoivent comme une menace le fait de remettre en cause l’identité "femme". Il faut mettre un "s" à féminisme. Si on a évoqué tout ce qui les rassemble, il y a de nombreux points de débats, à chaque instant. Il y a autant de forces de division que de rapprochement. La question "trans", aujourd’hui, est une question qui divise les féministes. Comme la question de la laïcité, ou plus spécifiquement du voile, la question de l’intersectionnalité aussi, la prostitution, la pornographie.
Ces divisions grèvent parfois la mobilisation. Mais elles peuvent aussi être surmontées dans certains contextes particuliers, autour d’une question qui va rassembler. Aujourd’hui, la grande question qui rassemble, c’est la question des violences. Mais ces divisions sont toujours là.
3. Donc, entre les "Rosies" et les écoféministes, ce n'est pas toujours le même combat ?
C’est ça.
>>> "Les procès sont des moments de réflexion collective"
1. Quelle a été la plus grande victoire des féministes, le droit de vote, qui a été très laborieux en France ?
C’est quelque chose de central dans la vie politique. Mais on pourrait aussi citer le droit à la contraception et à l’avortement. Et là, ce qui est en train de se jouer aujourd’hui, c’est la redéfinition de ce qu’on appelle les violences faites aux femmes.
On a aussi des petites victoires qui se voient peut-être moins sur la légitimité professionnelle, le travail… même si on est très loin de l'égalité salariale, parce qu’on touche là à l’ensemble de la structure sociale pensée sur un principe de domination masculine, qu’il faut repenser. C’est pourquoi les mouvements féministes dans l’histoire sont à la fois réformistes, pour obtenir des lois, et révolutionnaires.
2. Le procès des viols Mazan est fondateur d’autre chose, y aura-t-il un après Mazan comme un après-MeToo ?
Je pense qu’on est encore dans un moment MeToo, un temps long autour de la représentation et des pratiques de violences sexistes et sexuelles. Ce procès de Mazan sera un tournant, un moment de cristallisation politique et intellectuelle sur ce qu’est la culture du viol… les procès sont des moments de réflexion collective autour des limites de ce qui est acceptable ou pas.
On a beaucoup parlé de la question de la violence des hommes ordinaires, ça pose la question de l’ordinaire des violences sexistes et sexuelles dans notre société. Ce n’est pas quelque chose de nouveau. C’est une question qu’évoquaient les féministes des années 70. Mais aujourd’hui, on est dans une phase de basculement des sensibilités, on n’accepte plus ce qu’on acceptait auparavant.
3. Peut-on imaginer les prochaines luttes à venir, dans le contexte actuel d’instabilité politique ?
Ce qui caractérise la période que nous vivons, c’est la diversité et le foisonnement des revendications, des modes d’action, des collectifs. Le développement du féminisme sur les réseaux sociaux a amplifié l’écho de ces revendications.
Mais les périodes de crise mettent au premier plan les figures masculines. Et on voit émerger un discours masculiniste encore très minoritaire il y a quelques années, il faudra voir ce qu’il devient.
4. Quelle est votre définition du féminisme ?
Des positionnements individuels et collectifs en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes, qui visent aussi à déconstruire les stéréotypes et les normes de genr
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