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Date : 22-08-2024 08:54:12
CONVERSATIONS SECRÈTES
Ils sont là, devant moi, accoudés, agrippés au comptoir
Elle aussi… et d’autres, auprès de moi, sur la banquette, les chaises.
Ils consomment. Ils consomment leur vie, s’abreuvent de leur histoire,
Ils se parlent et s’entendent si mal, dans le bruit, et pourtant à l’aise.
Et le silence des mots qu’ils pensent, et ne se disent pas…
Et puis ils fument, brouillard bleu qui vire bientôt au gris
La fumée qui les rend plus encore impalpables, minuscules, petits.
Le comptoir vogue, comme chaque fois, le premier voyage. Ils ont pris
Ce navire, espérant arriver à bon port. Mais ils sont mal partis,
C’est la route du Nord, l’hiver. Et l’iceberg, quelque part, n’est-ce pas…
Sur le carrelage tombent les cendres, neige noire, mortelle,
Rien n’y survit, trop chaud, trop froid, jamais la bonne température.
Les mots comme des feuilles mortes, les souffles qui givrent. Et elle,
Elle qui ne bouge pas, se tait. Elle reste là, posée, elle n’a plus d’allure
Et saute par-dessus bord, se libérant avant que le navire s’enfonce…
Les lumières pour la fête, l’enseigne «Maryland»- je ne l’invente pas,
Et le bruit s’amplifie. Il faut que la vie passe, on n’en sort pas vivant .
«Écoute la mer» disait-elle… dans un faux coquillage, en ne mentant pas,
Aurais-je vécu un rêve, vivrais-je un «après», comme il y eut un «avant»?
Le comptoir avance dans la nuit, pas de lune, pas de chance, pas une once…
On ne demande jamais aux passagers s’ils savent tous nager,
Leur offrant secrètement l’occasion, pour une fois, d’aller toucher le fond.
Passer à la postérité, barrer d’un trait de plume leur nom, et ce temps étranger,
Où ils avaient encore les pieds sur terre, abrités des tempêtes sous un plafond,
Un toit pour l’un, le ciel pour l’autre, et je ne saurai dire quel était le plus riche…
Conversations secrètes, je n’écoute pas ce qui se dit, j’entends plutôt
Les maux qui ne se disent pas… et le comptoir, avec son équipage, s’éloigne
Dans la nuit noire, guidé par un pâle étoile morte, qui s’est levée très tôt,
Bien trop tôt. Je sais ce qu’il en restera: un tableau, gris et noir, que soigne
Ce peintre amateur, qui ajoute une étoile brillante, et qui, de ce fait, triche…
Il n’y a plus rien à faire, le titre, la nouvelle sont déjà imprimés.
Ils sont vingt, environ, sans elle, avec moi, tous embarqués, dans la joie.
Maquillées les souffrances, allons vers le soleil, l’Europe est déprimée?
Allons vers ce Nouveau-Monde, oublier les horreurs dans lesquelles elle se noie,
Sans connaître encore le pire, sombrant dans le vert sombre, profond, liquide…
Le souvenir du quai, perdu, de ces mains qui, lentement, s’agitent,
Pareilles au vol d’oiseaux de mer, et s’effacent, laissant la place à d’autres.
Levons nos verres… à notre santé, nos espoirs, nos vies qui nous quittent ,
Tout ce que l’on ignore. Lumières et bruit, on s‘apostrophe, on se vautre
Dans les plaisirs, dans la musique, les rires et l’alcool; Dans le vide…
La mer vient de se refermer sur le navire. La porte du café aussi.
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